La précarité tue: Vive le socialisme, vive l’autogestion, vive la sécu ».


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Ce soir, j’avais prévu de fêter les deux ans de ce blog en écrivant sur ce à quoi il est dédié: le polar. Mais ce soir, pas moyen. Comme souvent me direz-vous, mais ce soir, ce n’est ni par flemme ni parce que j’ai trop de choses à faire. Ce soir, ce sont la tristesse et la colère qui m’empêchent de me consacrer à un passe-temps sympathique. Et quand je pense polar, je pense aux mots d’Aragon dans La délaissée cités par Jonquet (sous le pseudonyme de Ramon Mercader) dans Du passé faisons table rase : « Ne t’en vas pas chez l’ennemi qui t’a pris la terre et tes armes. Crois en la mémoire des larmes Ne t’en va pas », Je pense aussi aux personnages de Fajardie mais ce n’est pas vraiment le sujet. Alors quitte à ne pas pouvoir penser à autre chose, autant utiliser ce blog pour exorciser tristesse et colère. De toute façon, c’est aussi à ça qu’il sert, parler de la romance rouge qui n’est jamais rose même si tout n’est pas tout noir. Il me semble que c’était clair dès la présentation.

exploit

Quand on manifeste, c’est toujours qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Mais c’est généralement un moment ressourçant, dont on sort ragaillardi par la solidarité palpable. Content d’avoir croisé les camarades de lutte car même quand on ne les connait pas, ce sont des gens avec qui on partage quelque chose de profond. Il y a cependant des occasions de retrouver ces frères et sœur d’armes dont on se passerait bien. Ce soir c’était difficile de sourire aux connaissances.

Ce soir je participais à un des nombreux rassemblements La précarité tue car vendredi, un étudiant s’est immolé et est depuis entre la vie et la mort. Il s’appelait Anas Kournif, il avait 22 ans, il était étudiant, précaire, et par ailleurs militant syndical à Solidaires étudiant·e·s – Syndicat de Luttes. Les pauvres ont souvent l’heur de partir en silence, de crever sans troubler la quiétude bourgeoise. Ce n’était pas l’intention d’Anas qui a publié avant son acte désespéré un texte clair et poignant. Ce n’est pas le premier à dénoncer clairement les responsables qui ont fait qu’ils n’arrivent plus à vivre. Encore récemment ce fut le cas d’une enseignante, Christine Renon qui adressa une longue lettre dénonçant la responsabilité de l’Éducation Nationale dans son suicide. Dans son texte, le camarade mettait très clairement en cause la précarité et pointait sans ambiguïté les responsables de cette précarité. Suicide, maladie, faim, froid… la précarité tue quotidiennement, ça ne rend pas chaque cas plus facile à supporter. Espérons qu’Anas, qui est actuellement entre la vie et la mort, survive. Aujourd’hui la tristesse domine même si la mienne propre n’est évidemment rien au regard de celle de ses proches à qui vont mes pensées les plus solidaires.

La précarité tue
Tag à la fac de Nantes

La tristesse domine parce que la précarité et ses morts, ce ne sont pas que des chiffres, des statistiques, des arguments politiques. Ce sont des noms et des visages. Beaucoup trop de noms, beaucoup trop de visages. Ce sont des frères et sœurs, des fils et filles, des ami·e·s, des parents, des amant·e·s… Il en va également de même des victimes du racisme et du fascisme dont parle également le texte d’Anas et d’ailleurs, ce soir j’ai beaucoup repensé à un autre décès qui avait endeuillé le même syndicat étudiant, celui de Clément Méric. Ce soir, la tristesse domine et la partager avec d’autres qui la ressentent n’a pas suffit à l’apaiser.

Mais ce n’est pas que la tristesse qui me paralyse ce soir, c’est également la colère. Commençons par les colères les plus futiles, au sens où elles touchent moins directement les causes premières de ces morts, mais elles tordent quand même les boyaux, alors autant en causer. La colère contre ceux qui font preuve du plus grand cynisme en exprimant leur tristesse face à un acte dont ils sont coresponsables en créant dès qu’ils en ont le pouvoir toujours plus de précarité ou en se murant dans le silence. La colère face aux abrutis qui n’ont rien trouvé de mieux à faire que de mettre en cause les camarades d’Anas en sous-entendant publiquement que s’ils avaient fait plus il n’en serait pas arrivé à une telle extrémité désespérée. La colère contre l’indécence de ceux qui réservent leur indignation pour les quelques livres déchirés ou les quelques cours qu’ils vont louper du fait de blocages d’université. La colère encore et toujours contre les charognes qui se moquent ouvertement des revendications d’un jeune entre la vie et la mort.

Parmi ces revendications moquées sans aucune décence, il y en a une sur laquelle je voulais dire quelques mots, c’est celle de « salaire étudiant ». Parce que si je n’ai rien à dire aux réactionnaires putrides, je vois aussi que certains s’offusquent de cette revendication parce qu’il ne la comprennent pas alors qu’elle n’a rien d’ubuesque ni même de révolutionnaire. A la fin du mois on touche directement individuellement une partie de notre salaire, notre paye, c’est le salaire direct. Mais ce n’est pas l’ensemble de notre salaire qu’on touche alors. Une autre partie du salaire, c’est le salaire socialisé. Parce que l’histoire de la classe ouvrière, c’est avant tout celle de la solidarité de classe, ce salaire socialisé est versé dans des caisses collectives. Cette part du salaire va aux travailleurs et travailleuses qui ne sont pas en situation d’emploi, c’est déjà – encore, devrais-je dire – le cas pour des travailleurs et travailleuses en situation de maladie, de chômage, de retraite. Il n’y a aucune raison logique que ce salaire socialisé ne soit pas étendu à la période d’étude. Rappelons par ailleurs que le patronat fait tout pour faire de nos études un formatage, un façonnage de future main d’œuvre sur mesure en fonction de ses besoins. Nos périodes d’études rapportent gros au patronat, ce ne serait que justice qu’elles soient couvertes par le salaire. Ce que le syndicat solidaires étudiant·e·s – syndicat de luttes appelle salaire étudiant n’est pas une aide sociale, encore moins une aumône, c’est un dû dont nous sommes collectivement spoliés.

Nous en sommes donc arrivés à la vraie colère, à la colère radicale au sens premier, puisqu’elle touche aux racines du problème, aux responsables de ces morts de la précarité. L’État se glose de faire office d’œuvre sociale en versant, via le Crous, des bourses sur critères sociaux aux étudiant·e·s aux parents les plus pauvres. Il verse dix mois par ans des bourses au montant nettement inférieur au seuil de pauvreté. Il sait donc pertinemment qu’avec ces bourses, les enfants de la classes ouvrières ne peuvent pas vivre décemment, encore moins se consacrer sereinement à leurs études. Et quand ce manque d’argent sciemment organisé t’empêche d’aller à des cours obligatoire ou te fait louper tes examens, on te sucre ces mêmes bourses, c’est inique et criminel. C’est ce qui est arrivé à Anas.

La précarité ne s’arrête pas à la fin des études. Évidemment. Je mentionnais le salaire socialisé qui permet de la juguler un peu, notamment pour les chômeurs. Il y a peu vous avez peut-être entendu parler de ce qui s’est passé à Nice. Il faut pour cela que vous ayez lu les petites lignes des journaux parce que la vie et la mort des pauvres ne fait pas les gros titres, mais à Nice deux femmes sans emploi ont été retrouvées mortes dans leur appartement. Mortes de faim. Et pendant ce temps-là, le gouvernement faisait quoi? Sûrement pas rien, pendant ce temps là il passait sa soi-disant réforme de l’assurance chômage qui entraine de facto la baisse des indemnités de millions de chômeurs et leur suppression totale pour des centaines de milliers.

Arrivés à nos vieux jours, nous sommes loin d’être à l’abri de la précarité meurtrière. Les chiffres officiels sont aujourd’hui de 466.000 retraités sous le seuil de pauvreté. Or là encore, le gouvernement agit. Tout le monde a entendu parler du rapport Macron-Delevoye qui, si on le laisse s’appliquer, entrainera mathématiquement de nombreux autres retraités dans la grande précarité comme c’est le cas dans tous les pays ayant adopté la retraite par points.

Mais même d’avoir un emploi n’immunise pas contre la précarité. D’ailleurs, étant fonctionnaire territorial, je peux témoigner que même avoir un emploi public n’en prémunit pas. Je vois constamment des collègues contractuels attendre le vendredi après-midi pour savoir si leur contrat sera reconduit le lundi suivant, s’ils seront payés pour pouvoir manger, se loger… Et là encore le gouvernement agit. Par exemple cet été il a fait passer en catimini une loi dite de transformation de la fonction publique, visant notamment à développer encore plus le recours aux contractuels.

On le sait, la précarité tue, à tous les niveaux de notre classe sociale. Et ce soir, les larmes de tristesse m’aveuglent mais c’est la colère qui m’étrangle. Parce que cette précarité qui tue elle ne tombe pas du ciel, elle est entretenue et sans cesse aggravée par ceux à qui elle profite. Car elle profite, notre précarité. Ce n’est pas par pur plaisir que la classe au pouvoir nous fait crever de précarité, ils n’ont pas le temps de savourer, ils ont des profits à faire et chaque droit qu’ils nous rognent, chaque euro qu’ils nous retirent pour vivre c’est un peu plus de bénéfices pour eux. Et s’ils ne le font pas par plaisir, ils ne sont pas prêts à renoncer à une once de ces bénéfices pour qu’on cesse de crever de leurs profits. Un étudiant poussé au suicide par la précarité, ça ne compte pas dans la balance des bénéfices, pas plus que les plus d’un cheminot par semaine qui se suicident, les 52% des salariés qui se disent anxieux au travail, les 29% présentant un niveau dépressif élevé ou les 24% en situation d’hyperstress, considérée comme dangereuse pour leur santé (chiffres cabinet stimulus, 2017)… Pas plus que les collègues en larmes, ceux qui souffrent de troubles musculo-squelettiques où celles et ceux qui crèvent d’accident du travail à cause de leurs conditions de travail. Pas plus que les proches qui se détruisent à coups d’alcool ou de drogue, que celles et ceux qui crèvent de cancer avant même la retraite… La seule chose qui pourra sauver nos vies en leur faisant renoncer à leurs profits, c’est le combat collectif. C’est aussi pour ça, en plus de l’expression d’une solidarité primaire envers les proches d’Anas, que je suis allé au rassemblement ce soir. Et même si j’en suis sorti frustré, je sais que c’était le mieux à faire.

La précarité tue, La solidarité fait vivre
Banderole du Syndicat Solidaires Étudiant·e·s au rassemblement de ce 12 novembre devant le Crous de Lyon

Mais à la fin du rassemblement, une question était dans toutes les têtes: et maintenant on fait quoi? Après m’être un peu défoulé sur ce pauvre clavier, après avoir refoulé un peu les larmes et la rage, je suis à nouveau en mesure de répondre ce que je n’arrivais plus à formuler, maintenant que j’arrive à opposer aux mots d’Aragon ceux d’Eluard « la nuit n’est jamais complète ». Comme Cortex, le personnage de dessin animé à qui son fidèle Minus demandait à chaque début et à chaque fin d’épisode ce qu’il voulait faire cette nuit je réponds : « La même chose que chaque nuit, Minus, tenter de conquérir le MONDE ! « . Parce tant que nous n’aurons pas conquis le monde, tant que nous n’aurons pas arraché le pouvoir de ceux qui nous sacrifient sur l’autel de leurs profits, nous continuerons à nous retrouver régulièrement pour pleurer nos morts.

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Alors chaque rassemblement, chaque manif, chaque jour grévé, chaque lieu occupé, chaque pavé adroitement lancé, chaque grille du ministère de l’enseignement supérieur enfoncée, tout ça n’est rien en soit mais ne vaut qu’en tant petit gravillon que nous mettons à contribution pour l’édification d’un grand renversement, pour l’édification d’une autre société.  Parce que ces actions, ces moments de solidarité y participent car, quand l’isolement de la misère auquel nous acculent les puissants conduit à la mort, nos solidarités font vivre! Notre colère doit produire la force nécessaire pour détruire leur monde mortifère, notre solidarité celle d’en construire un autre.

Finalement, la citer ne m’aurait pas permis d’évacuer le trop plein de colère et de tristesse, mais tout ce que j’ai écrit est résumé dans la dernière phrase du texte publié par Anas. La solidarité, le devoir d’agir par nous même et collectivement, le salaire socialisé et surtout la nécessité d’une autre société, tout y est, y compris l’espoir d’en finir avec toute cette merde : « Vive le socialisme, vive l’autogestion, vive la sécu ».

Vive le socialisme, vive l'autogestion, vive la sécu!
Banderole en tête de manifestation ce mardi 12 novembre à Lyon.

 

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